2002-07-16
Aranei-Orbis
Hans
le petit garçon 
qui rencontra les esprits

Le Grimaud


 

Hans, contrairement à son habitude, ne dort pas. Il s'est déjà retourné plusieurs fois dans son lit. Cela énerve sa femme Claire, il se lève donc. Il a gagné la grande pièce qu'il a aménagée en bibliothèque dans une maison à la campagne dont il a hérité. Enfant, Hans avait rêvé d'aménager cette pièce en bibliothèque. La pièce est grande. Les murs sont garnis de rayonnages qui pour l'heure sont encore peu garnis de livres et pourtant lui et sa femme en ont déjà plus d'un millier. Au centre, une table immense faite d'un vieux pétrin de boulanger recouvert d'une plaque de verre. À l'intérieur du pétrin, quelques objets anciens soigneusement rassemblés et un décor de fleurs séchées. Hans y vient souvent pour y écrire. Il occupe un vieux fauteuil rustique fait par un ancien domestique de ferme de son grand-père à partir de bûches de chêne, pour sa grand-mère fut devenue fatiguée. Au sol de vieux carreaux de terre cuite rouge récupérés. Avant de s'asseoir  Hans met un disque : Pièces de viole de Marin Marais, il aime bien la musique de cette époque. À cette heure surtout, elle peut être écoutée presque en sourdine ce qui n'est pas le cas du Sacre du Printemps qu'il écoute également très souvent. Il ne craint pas mettre la lecture en boucle et écouter plusieurs fois le même morceau ou les mêmes pièces. Sur la table, un micro-ordinateur portable éteint.

Hans relit les notes qu'il a rédigées la veille. Il met en fonctionnement  l'ordinateur, commence à frapper quelques phrases. Mais… Combien de fois déjà a-t-il commencé à écrire des pages sur l'appel de cette terre natale où ses ancêtres ont vécu. Une fois encore, l'envie folle de tout froisser et tout jeter à la corbeille l'étreint. Il n'a jamais pu mettre en mots ce que cette terre évoque en lui. Ils sont bien trop faibles pour exprimer ce bouillonnement intérieur qui remonte à la surface comme une lave dans la gueule embrasée d'un volcan.

Une envie soudaine envahit Hans - une sorte d'appel vers l'extérieur. Mais qu'irait-il faire dehors à cette heure ? Il s'approche de la fenêtre et l'ouvre, l'air frais de la nuit pénètre dans la pièce. Dehors, le ciel est étoilé, mais en l'absence de lune la nuit est noire. À mesure que le temps passe l'envie se fait plus pressante jusqu'à ne plus pouvoir y résister. Il ouvre la porte-fenêtre qui donne sur ce qui fut un champ mais qui, par ses soins, ressemble maintenant à un parc. Hans est un bâtisseur. Il a pratiquement complètement refait construire cette maison tant elle était en mauvais état quand il l'a reçue en héritage. Dans le champ, il a planté des arbres. Pour ceux qui sont venus de graines transportées par le vent ou par les oiseaux ou par tout autre moyen, les ayant reconnus au printemps, il a soigneusement évité de tondre ceux dont il voyait qu'ils compléteraient le décor. Ne cherchez pas d'espèces rares que des arbres du pays. Hans, sorti de la bibliothèque, suit l'allée, il lui suffit de regarder le ciel pour voir la silhouette des arbres pour se repéré dans ce décor bien connu. Il reconnaît le tilleul qui lui a été offert. Ah ! Les deux érables qu'il a transportés de Paris sont maintenant plus grands que lui. Voilà à gauche le bosquet de bouleaux dont le feuillage tremble au moindre souffle. Il se guide ainsi. À droite, il devrait reconnaître les ormes. Ils avaient été victimes d'une maladie et avaient presque tous disparus ; mais repoussant à partir des souches les voici maintenant plus hauts que le noyer qui avait vu dépérir leurs prédécesseurs. Le bruit de ses pas lui indique qu'il a quitté le gravier de l'allée et qu'il est sur la route. Il sait qu'en face se trouve un chemin vicinal parmi les champs. La vue ici est dégagée sur au moins 500 à 600 mètres à la ronde. Dans l'obscurité, seul le sommet noir des arbres des bois qui bordent les champs se détache sur le ciel bleu nuit.

En l'absence de vent, la nature, la terre semblent s'être assoupies. Pourtant, il sent une présence, il se retourne mais ne voit rien, excepté la lumière laissée allumée dans la bibliothèque qui clignote au travers du feuillage d'un arbre et la masse noire de la bâtisse qui se découpe sur l'horizon. Malgré cette impression de présence, il continue d'avancer. Vers quelle destination ? puisque devant lui le chemin ne mène qu'à des champs puis plus loin, à des bois. Une sorte d'errance sans but et d'attirance incontournables mélangées.

Alors qu'il analyse cette situation paradoxale, il perçoit en lui des voix, une sorte de délibération à plusieurs personnages. Elles ne viennent pas de l'extérieur, elles sont en lui encore lointaines comme remontant d'un on ne sait où qui lui appartiendrait mais ne contrôlerait pas. Pour s'en convaincre, il plaque ses mains sur ses deux oreilles et il les entend toujours aussi distinctement mais pas encore intelligibles. Pour essayer de comprendre, il stoppe sa marche, se concentre. Elles se font de plus en plus proches, celles d'un groupe qui viendrait à sa rencontre ? Mais intérieures, il ne sait pas d'où elles viennent. Il a beau tourner la tête pour  en déterminer la provenance, sa quête est vaine. Il ferme les yeux et fait un effort de concentration extrême mais sans résultat, sauf à ressentir une sorte de tiédeur qui gagne ses pieds et qui vient de la terre à laquelle il se croit tout-à-coup enraciné. Il fait un pas, puis deux ; il avance mais l'enracinement aussi se fait plus grand mais ne l'empêche pas de se déplacer.

Une voix se fait plus forte et il distingue : «Voilà, Hans », suivi d'une sorte de « Ah ! » d'acquiescement collectif du groupe. Il s'arrête interloqué. 
« Ne t'arrête pas, continue la voix. Nous ne te voulons aucun mal. Tu ne nous connais pas ; mais nous, nous te connaissons, tu es Hans. » 
« Que me voulez-vous ? » demande-t-il au groupe.
« Notre conseil t'a invité, nous voudrions nous entretenir avec toi. »
« Un conseil ? Un entretien ? Diantre ! Pourquoi faire ? Qui êtes-vous ? »
« Nous sommes des esprits. »
« Des esprits ? balbutia Hans, mais je ne connais rien aux esprits ! » Hans crut un instant que sa dernière heure était venue. Mais,  il était en paix avec sa conscience, aussi continua-t-il résigné son chemin. Tout-à-coup, comme un éclair, il venait de reconnaître la voix, mais à qui appartenait-elle ? Il n'avait encore jamais rencontré d'esprit ; la voix était donc celle d'un vivant.
« Voyez, il commence à me reconnaître » dit la voix à ses collègues. Hans croit que son cerveau va éclater ; il pense frôler la folie tant l'impossibilité de combler le vide insondable qui l'empêche de relier cette voix à une personne physique était grand. Toute nouvelle tentative aboutissait dans son cerveau à une sorte de court-circuit au-delà duquel la folie se niche probablement ?
« Ne cherche pas, je t'ai rencontré, il y a déjà quelques années, tu avais dix ans environ, c'était tout prêt d'ici. Ne te rappelles-tu pas un vieux bonhomme en sabots avec une capeline et un grand bâton de coudrier ? »
« Ah ! Oui, si je me rappelle ! Vous étiez assis sur la pierre... »
« Appelée le Pouce de Gargantua » continua la voix. Nous y allons, nous t'y attendons. Hans rassuré franchit la dernière centaine de mètres. Autour de la pierre flottait une sorte de clarté indéfinissable et pourtant présente comme le parfum laissé après un départ - mémoire encore tangible d'un instant pourtant déjà passé. Arrivé au carrefour de la pierre, la voix accueille Hans :
« Assieds-toi sur le Pouce de Gargantua » 
« À votre place ? »
« Oui, dorénavant c'est la tienne »
« La mienne ? »
« Notre conseil en a décidé ainsi. »
« Mais pourquoi moi ? Il doit bien y avoir des gens plus experts que moi ès esprits et qui sont plus proches de vous ! »
« Oui, pour ce qui est de parler de nous, cela ne manque pas. Mais que savent-ils de nous ? »
« Ce n'est pas à moi à qui il faut poser la question. »
« D'ailleurs, nous n'avons aucunement besoin qu'on parle de nous. Te rappelles-tu notre rencontre ? »
« Peut-être pas tout ? Je venais souvent jusqu'à cette pierre. Chemin faisant, je me racontais des histoires que j'inventais . Venir ici était pour moi aller ailleurs, assez loin de la maison en dehors de la surveillance directe de mes parents, en un monde que je peuplais à ma guise. Les histoires que me contait mon grand-père y prenaient vie, se mélangeaient, se métissaient et enfantaient de nouvelles aventures à l'infini. Des jours même, mes propres histoires m'effrayaient, je courais alors vers la maison. J'ai quelques fois croisé mon grand-père qui me disait « Où vas-tu si vite, jeune chiot ? ». Pouvais-je lui dire que les géants dont il m'avait parlé étaient sur mes talons ? Je comprenais bien qu'il ne les voyait pas. S'il les avait vus, il aurait brandi son bâton pour me protéger. »
« Je me rappelle aussi dit la voix, que tu t'asseyais déjà sur cette pierre et que tu racontais tes histoires. Tu croyais qu'il n'y avait personne pour les entendre mais nous t'écoutions. Quelques fois même nous t'aidions à ton insu. »
« Et vous ne me l'avez jamais dit ! »
« Si un jour  nous avons décidé que j'apparaîtrais assis sur cette pierre. Ce jour, tu cheminais racontant une histoire, fidèle à toi même. Comme les tournesols étaient hauts, tu ne m'aperçus qu'au dernier moment. »
« Pour une surprise, cela en fut une. Mais la plus grosse est qu'interdit, ayant interrompu mon histoire, vous l'ayez continuée. Ce que vous racontiez était ce que j'avais envie de dire comme si vous aviez lu mes pensées avant même qu'elles éclosent en mon esprit. »
« Te rappelles-tu la suite ? »
« Je vous ai demandé si vous connaissiez d'autres histoires. »
« Alors, j'ai raconté tout ce qui me venait. Et tu écoutais. Quelques fois, tu m'interrompais en me disant : « je la connais déjà celle-là ». Plusieurs fois, je rétorquai que c'était curieux car je ne l'avais jamais vu écrite. Tu parus troublé. J'en ajoutai une autre à dessein. Dès le début, tu t'exclamas fâché « mais c'est moi qui l'ai inventée cette histoire ». 
« Alors, tu inventes des histoires ? Oui, répondis-tu ? Mais pourquoi tu inventes les mêmes que moi ? »
« Il y a peut-être une source commune aux histoires ? »
« Alors tout le monde raconte les mêmes histoires ? »
« Non ! Chacun raconte la sienne à sa façon. À ton âge, les histoires parlent de géants, d'enfants poursuivis ou en danger, voire même de loups qui les dévorent...»
« Quand je serai grand, je raconterai d'autres histoires ? »
« C'est la raison pour laquelle nous sommes là. »
« Pour que je raconte des histoires quand je serai grand ? »
« Oui, tu as tout compris. »
« Je ne connais pas les histoires des grands ! Je ne connais pas où se trouve la source à histoires ! »
« Elle est en toi »
« Et les autres comment ils font ? »
« Tout le monde à une source, mais tout le monde ne s'en sert pas. »
« Je ne savais pas qu'elle existait en moi, je ne pouvais donc pas m'en servir. »
« Tu ne le savais pas mais tu t'en servais. »
«Ah ! Bon ? »
« Se servir de sa source, c'est aussi l'entretenir. Tu as vu, on cure les puits pour qu'ils donnent de l'eau. Pour les sources à histoires, il faut leur apporter des histoires. Souvent il arrive que les enfants entretiennent bien leur source mais qu'arrivant à l'âge adulte, ils arrêtent. Et la source se tarit. Ils l'oublient même complètement. »
« Vous croyez que je pourrai arriver à raconter des histoires de grands ? »
« Nous seulement nous le croyons mais nous l'espérons. Ce que nous voudrions c'est que tu partages tes histoires. »
« Les raconter comme grand-père ? »
« Oui, c'est déjà beaucoup mais principalement en les écrivant comme cela tout le monde peut les lire. »
« Écrire des livres ? »
« Oui, très exactement. C'est aussi alimenter la source commune. »
« J'aime beaucoup les livres, le maître nous a emmenés à la bibliothèque municipale, il y a des livres partout. Quand je serai grand j'aimerais avoir une bibliothèque à moi, avec des livres partout. »
« Oui, si tu lis beaucoup de ces livres tu apporteras encore de l'eau à ta source. »
« J'en ai emprunté un. Il s'appelle La Villa des grillons dans la Bibliothèque verte. C'est un garçon pauvre qui vit avec ses parents dans une roulotte. Une roue se casse près d'un château. Ils ne peuvent plus aller plus loin. Le châtelain n'est pas gentil et veut les chasser, mais bientôt sa fille rencontre le jeune garçon. Ils deviennent amis. Elle s'ennuit toute seule au château et préfère courir les champs et les bois avec son nouvel ami. »
« Cette histoire t'a plu. Oui, j'ai même pleuré. Quand le maître a demandé qui pouvait raconter ce qu'il avait lu, j'étais le seul à lever le doigt. Quand il m'a demandé ce que je pensais et que j'ai dit que j'avais pleuré, les  autres ont ri. »
« Et, alors ? »
« Rien. Mais le maître a demandé qu'on fasse en rédaction une histoire comme celle qu'on a lue. J'ai continué l'histoire quand ils sont devenus grands. J'ai eu 8 sur 10. "  Elle est bien jolie la suite que tu as racontée ; si tu continues il faudra que tu deviennes écrivain. " me dit le maître.
« Tu vois tu as déjà inventé une histoire de grands. »
Une voix venant de la maison appela « Hans ».
«  Tu te levas, me dis au revoir et partis en courant vers la maison. Ce fut la fin de notre première rencontre. »

Déjà la nuit faiblit, une bande blanchâtre apparaît au-dessus des bois à l'est. Hans prend congé des esprits et revient vers la maison. La lumière oblique matinale révèle la vapeur qui s'élève des sillons fraîchement labourés. Il respire cet air frais qui emplit ses poumons et pénètre son être tout entier. Il imagine que s'en exhalent la sueur des laboureurs, des moissonneurs qui travaillèrent autrefois cette terre, celle des chevaux attelés, peut-être même des boeufs obstinés sous le joug dans des temps encore plus anciens, des bûcherons qui défrichèrent cette terre. Il éprouve une solidarité avec tous ces gens qu'il ne connaît pourtant pas, avec cette longue chaîne qui, au cours des âges, l'a fait naître. Oui, son inspiration vient d'eux ; s'il écrit, c'est pour leur rendre hommage. Voilà sa source d'histoires.

Maintenant, un rayon de soleil inonde la fenêtre. La voix étonnée de Claire réveille Hans endormi dans le vieux fauteuil rustique : « Tu ne dors pas au lit et tu le fais dans un fauteuil ? ». Hans ne répond pas. Il se frotte les yeux. Les notes sont toujours à la même place sur la plaque de verre. Des poissons font des bulles en silence sur l'écran du micro-ordinateur.  Les Pièces pour viole chuchotent leur mélodie. Hans se souvient de cette rencontre incroyable avec les esprits. Rêve : il ne comprend pas pourquoi la fenêtre est ouverte ainsi que la porte et trouve qu'il fait bien frais dans la pièce. Réalité : cela défit sa raison.

Depuis, à chaque fois que Hans se met à écrire, il se remémore cette rencontre et ne se pose plus la question de savoir s'il s'agissait d'un rêve ou d'une vraie rencontre. Question d'ailleurs sans importance. Toutefois, il sait dorénavant pourquoi son inspiration semble venir de si loin en lui. Il comprend ce que veut dire source commune d'histoires et pourquoi il éprouve un tel besoin d'écrire.
 

© Le Grimaud - 2000

 
 

Présentation de la section Art des mots


Aranei-Orbis - Art des mots - Arts visuels - Art de vivre - Terre natale - Index - Nouveautés - Généralités - Contacts
©Aranei-Orbis - 2000 - Toute reproduction, adaptation, traduction réservées.