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le petit garçon qui rencontra les esprits Le Grimaud |
Hans, contrairement à son habitude, ne
dort pas. Il s'est déjà retourné plusieurs fois
dans son lit. Cela énerve sa femme Claire, il se lève
donc. Il a gagné la grande pièce qu'il a aménagée
en bibliothèque dans une maison à la campagne dont il
a hérité. Enfant, Hans avait rêvé d'aménager
cette pièce en bibliothèque. La pièce est grande.
Les murs sont garnis de rayonnages qui pour l'heure sont encore peu
garnis de livres et pourtant lui et sa femme en ont déjà
plus d'un millier. Au centre, une table immense faite d'un vieux pétrin
de boulanger recouvert d'une plaque de verre. À l'intérieur
du pétrin, quelques objets anciens soigneusement rassemblés
et un décor de fleurs séchées. Hans y vient souvent
pour y écrire. Il occupe un vieux fauteuil rustique fait par
un ancien domestique de ferme de son grand-père à partir
de bûches de chêne, pour sa grand-mère fut devenue
fatiguée. Au sol de vieux carreaux de terre cuite rouge récupérés.
Avant de s'asseoir Hans met un disque : Pièces de viole
de Marin Marais, il aime bien la musique de cette époque. À
cette heure surtout, elle peut être écoutée presque
en sourdine ce qui n'est pas le cas du Sacre du Printemps qu'il
écoute également très souvent. Il ne craint pas
mettre la lecture en boucle et écouter plusieurs fois le même
morceau ou les mêmes pièces. Sur la table, un micro-ordinateur
portable éteint.
Hans relit les notes qu'il a rédigées
la veille. Il met en fonctionnement l'ordinateur, commence à
frapper quelques phrases. Mais… Combien de fois déjà
a-t-il commencé à écrire des pages sur l'appel
de cette terre natale où ses ancêtres ont vécu.
Une fois encore, l'envie folle de tout froisser et tout jeter à
la corbeille l'étreint. Il n'a jamais pu mettre en mots ce que
cette terre évoque en lui. Ils sont bien trop faibles pour exprimer
ce bouillonnement intérieur qui remonte à la surface comme
une lave dans la gueule embrasée d'un volcan.
Une envie soudaine envahit Hans - une sorte d'appel
vers l'extérieur. Mais qu'irait-il faire dehors à cette
heure ? Il s'approche de la fenêtre et l'ouvre, l'air frais
de la nuit pénètre dans la pièce. Dehors, le ciel
est étoilé, mais en l'absence de lune la nuit est noire.
À mesure que le temps passe l'envie se fait plus pressante jusqu'à
ne plus pouvoir y résister. Il ouvre la porte-fenêtre qui
donne sur ce qui fut un champ mais qui, par ses soins, ressemble maintenant
à un parc. Hans est un bâtisseur. Il a pratiquement complètement
refait construire cette maison tant elle était en mauvais état
quand il l'a reçue en héritage. Dans le champ, il a planté
des arbres. Pour ceux qui sont venus de graines transportées
par le vent ou par les oiseaux ou par tout autre moyen, les ayant reconnus
au printemps, il a soigneusement évité de tondre ceux
dont il voyait qu'ils compléteraient le décor. Ne cherchez
pas d'espèces rares que des arbres du pays. Hans, sorti de la
bibliothèque, suit l'allée, il lui suffit de regarder
le ciel pour voir la silhouette des arbres pour se repéré
dans ce décor bien connu. Il reconnaît le tilleul qui lui
a été offert. Ah ! Les deux érables qu'il a transportés
de Paris sont maintenant plus grands que lui. Voilà à
gauche le bosquet de bouleaux dont le feuillage tremble au moindre souffle.
Il se guide ainsi. À droite, il devrait reconnaître les
ormes. Ils avaient été victimes d'une maladie et avaient
presque tous disparus ; mais repoussant à partir des souches
les voici maintenant plus hauts que le noyer qui avait vu dépérir
leurs prédécesseurs. Le bruit de ses pas lui indique qu'il
a quitté le gravier de l'allée et qu'il est sur la route.
Il sait qu'en face se trouve un chemin vicinal parmi les champs. La
vue ici est dégagée sur au moins 500 à 600 mètres
à la ronde. Dans l'obscurité, seul le sommet noir des
arbres des bois qui bordent les champs se détache sur le ciel
bleu nuit.
En l'absence de vent, la nature, la terre semblent
s'être assoupies. Pourtant, il sent une présence, il se
retourne mais ne voit rien, excepté la lumière laissée
allumée dans la bibliothèque qui clignote au travers du
feuillage d'un arbre et la masse noire de la bâtisse qui se découpe
sur l'horizon. Malgré cette impression de présence, il
continue d'avancer. Vers quelle destination ? puisque devant lui le
chemin ne mène qu'à des champs puis plus loin, à
des bois. Une sorte d'errance sans but et d'attirance incontournables
mélangées.
Alors qu'il analyse cette situation paradoxale,
il perçoit en lui des voix, une sorte de délibération
à plusieurs personnages. Elles ne viennent pas de l'extérieur,
elles sont en lui encore lointaines comme remontant d'un on ne sait
où qui lui appartiendrait mais ne contrôlerait pas. Pour
s'en convaincre, il plaque ses mains sur ses deux oreilles et il les
entend toujours aussi distinctement mais pas encore intelligibles. Pour
essayer de comprendre, il stoppe sa marche, se concentre. Elles se font
de plus en plus proches, celles d'un groupe qui viendrait à sa
rencontre ? Mais intérieures, il ne sait pas d'où elles
viennent. Il a beau tourner la tête pour en déterminer
la provenance, sa quête est vaine. Il ferme les yeux et fait un
effort de concentration extrême mais sans résultat, sauf
à ressentir une sorte de tiédeur qui gagne ses pieds et
qui vient de la terre à laquelle il se croit tout-à-coup
enraciné. Il fait un pas, puis deux ; il avance mais l'enracinement
aussi se fait plus grand mais ne l'empêche pas de se déplacer.
Une voix se fait plus forte et il distingue :
«Voilà, Hans », suivi d'une sorte de « Ah
! » d'acquiescement collectif du groupe. Il s'arrête interloqué.
Déjà la nuit faiblit, une bande
blanchâtre apparaît au-dessus des bois à l'est. Hans
prend congé des esprits et revient vers la maison. La lumière
oblique matinale révèle la vapeur qui s'élève
des sillons fraîchement labourés. Il respire cet air frais
qui emplit ses poumons et pénètre son être tout
entier. Il imagine que s'en exhalent la sueur des laboureurs, des moissonneurs
qui travaillèrent autrefois cette terre, celle des chevaux attelés,
peut-être même des boeufs obstinés sous le joug dans
des temps encore plus anciens, des bûcherons qui défrichèrent
cette terre. Il éprouve une solidarité avec tous ces gens
qu'il ne connaît pourtant pas, avec cette longue chaîne
qui, au cours des âges, l'a fait naître. Oui, son inspiration
vient d'eux ; s'il écrit, c'est pour leur rendre hommage. Voilà
sa source d'histoires.
Maintenant, un rayon de soleil inonde la fenêtre. La voix étonnée de Claire réveille Hans endormi dans le vieux fauteuil rustique : « Tu ne dors pas au lit et tu le fais dans un fauteuil ? ». Hans ne répond pas. Il se frotte les yeux. Les notes sont toujours à la même place sur la plaque de verre. Des poissons font des bulles en silence sur l'écran du micro-ordinateur. Les Pièces pour viole chuchotent leur mélodie. Hans se souvient de cette rencontre incroyable avec les esprits. Rêve : il ne comprend pas pourquoi la fenêtre est ouverte ainsi que la porte et trouve qu'il fait bien frais dans la pièce. Réalité : cela défit sa raison.
Depuis, à chaque fois que Hans se met à
écrire, il se remémore cette rencontre et ne se pose plus
la question de savoir s'il s'agissait d'un rêve ou d'une vraie
rencontre. Question d'ailleurs sans importance. Toutefois, il sait dorénavant
pourquoi son inspiration semble venir de si loin en lui. Il comprend
ce que veut dire source commune d'histoires et pourquoi il éprouve
un tel besoin d'écrire. © Le Grimaud - 2000
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réservées.
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