2000-06-28

Aranei-Orbis
Ariel Koskas

Apesanteurs

 


 
 
- I -

Un sentiment nouveau l'envahissait. Il en vibrait de tout son corps, de toute son âme, même s'il le connaissait pour l'avoir déjà côtoyé à l'âge où chaque été est prometteur.
Lorsqu'au réveil, une angoisse toute mêlée de joie le submergeait, il se remémorait les instants passés avec elle: son bras effleura le mien, son regard fort et soumis se posa délicatement sur mes yeux qui ne purent le soutenir… Chaque détail fuyait et réapparaissait à fleur d'esprit.
Mais, une fois de plus, il devra garder sa légèreté et sa vivacité pondérée. Nul doute qu'une fois de plus il y parviendrait.


- II -

Il ne se serait jamais douté que pareille chose puisse lui arriver. Lui, si soucieux, si pointilleux sur les mots qu'il utilisait pour traduire sa pensée, il avait échoué. Pour la première fois, les mots s'étaient érigés en obstacles et heurtaient les parois de son esprit.
Son aisance orale était telle qu'à nul moment de sa vie, il ne crut manquer de mots et d'expressions. Cependant, il y a quelques années, lors d'un dîner, un incident survint : ses convives l'interrogeant sur sa vie professionnelle, il décrivait légèrement sa situation, sa belle situation. Sa parole, svelte et rythmée, glissait de sa mémoire et épousait la forme de ses lèvres qui désormais étaient conditionnées à ne dessiner que des figures dictées. Mais un mot resta dans sa bouche, comme un parachutiste qui hésite avant de sauter et reste dans l'avion.
Les hôtes, d'autant plus étonnés qu'ils connaissaient son aisance, l'aidèrent dans sa difficile épreuve. Il essayait d'extraire ce mot qui voulait apparemment que l'on parle de lui ; mais en vain.
Il paraissait pitoyable, lui si grand. Ce soir-là, il ne prononça plus un mot.
Il se tut d'ailleurs tout le reste de sa vie.


- III -

Après s'être renseigné sur le numéro du bureau où il devait se rendre, il se dirigea vers la porte de sortie qui donnait sur le couloir. Il avait obtenu ce renseignement auprès du secrétariat général, bureau n° 79, où Madame S., chargée de comptabiliser les entrées-sorties de la compagnie, s'était tout d'abord enquise du but de sa visite.
Il quitta donc la pièce d'un pas précis et referma en silence la porte du secrétariat. Son regard précéda son mouvement pour essayer de percevoir l'entrée du bureau n° 103 où il était attendu. Cette porte n'étant pas apparente, il s'engagea dans l'étroit corridor.
Après quelques mètres, son sens de parcours confirmé par la croissance des numéros de bureaux, il esquissa un léger sourire, première manifestation de sa crispation.
Les n° 81 et 83 sur le côté droit du couloir passaient au-devant de ses yeux, comme s'il fut immobile. Le bureau recherché se situait donc sur sa droite et il n'avait plus qu'à y fixer son regard et à attendre qu'il en fut arrivé à son but.
Toutes les portes étaient identiques. D'une couleur beige pâle et percées dans leur moitié supérieure par une vitre translucide et granulée, elles ressemblaient à toutes celles que l'on rencontre dans les hautes administrations. Indifférentes à ce qu'on les ouvre ou les ferme, elles affichent de part et d'autre une même perspective accablante.
Il lui semblait que l'étroitesse de ce couloir, lui restreignait sa liberté de mouvement. Il était obligé de ne suivre qu'une seule direction. Sa seule liberté résidait dans son sens de parcours: mais, là encore, il était préférable de ne se mouvoir que dans un unique sens, sous peine de régresser; était-il d'ailleurs, à cet instant, dans le bon sens ? 
L'atmosphère était oppressante par une température au-dessus de la normale et par un manque d'aération; l'air manquait comme dans une veine minière.
Mais rien ne pouvait s'appliquer à lui, car, passant devant la porte n° 91, il se savait bientôt libéré de ce tunnel.
Le silence pesant sur cette atmosphère peu propice accroissait la tension qu'il refoulait; mais celle-ci s'introduisit insidieusement en lui pour asphyxier son esprit pris entre deux pôles. Un pincement de cœur traduisait alors l'appréhension de sa visite. Il eut besoin de souffler, de respirer; ses mains suintaient.
Il tentait de se rassurer en cherchant en vain la substance de son angoisse. Il s'agissait là d'une simple visite et l'inconnue qu'elle représentait n'aurait su être inquiétante.
Cependant qu'il passait devant la porte n° 95, il ruminait sans cesse ces pensées. Et comme une eau calme qui finit toujours par s'infiltrer dans le sol sur lequel elle repose, un sentiment d'angoisse emplissait son cœur de façon obsessionnelle. Son rythme cardiaque s'élevait et ses tempes allaient, lui semblait-il, éclater.
La secrétaire n'ignorait pas ce qui l'attendait lors de cette visite; ses sourires prononcés d'hôtesse contenaient sûrement ce qui, pour lui, était encore inconnu.
Porte n°  97. Il aurait préférer se trouver dans un milieu multidirectionnel pour s'exprimer, choisir sa voie, s'étendre, comme il l'aurait fait, par exemple, dans un labyrinthe; alors, une crainte le surprit: le labyrinthe n'est-il pas pire que le simple couloir ? A force de vaines directions, c'est l'immobilité qui guette l'homme pris dans ce piège.
Quelques numéros encore et le but sera atteint. Mais la crainte de cette visite s'accroissait avec les portes défilantes; cette crainte injustifiée allait bientôt le submerger telle une bulle d'air se gonflant dans son thorax.
La nervosité s'empara de lui et il sentit ses jambes lourdes et engourdies; il lui semblait s'enfoncer dans le sol au fur et à mesure qu'il avançait. Le couloir était-il si long ? Allait-il bientôt arriver ? Le supplice devint rapidement insupportable.
Porte n° 103; il l'ouvrit.


- IV - 

Fatigué de courir après le temps, il voulut, l'espace d'un instant, stopper sa course et se sustenter avant de repartir.
Il ne savait plus si le temps était son ami ou son rival : mais, sans cesse, ils couraient côte à côte. Quand il dépassait le temps et que donc il se trouvait projeté dans le futur, avec des airs cabalistiques, il se retournait sur son coéquipier pour savourer son avance. Mais dès que le temps lui reprenait des longueurs, plongé dans le passé, il devenait nostalgique.
Il vivait rarement dans le présent ou en d'autres termes, le temps et lui ne couraient qu'exceptionnellement à la même hauteur. Tantôt tourné vers l'avenir, tantôt puisant dans son passé, il redoutait le présent, signe, pour lui, d'immobilisme.
D'ailleurs, il disait souvent: "mieux vaut reculer que  rester sans mouvement".


- V -

Il titubait, déséquilibré par son propre poids. La douleur dépassait les limites de la conscience. Las de tout ce qu'il venait de voir, d'entendre mourir, ses jambes ne le tenaient plus. Il heurta une pierre et tomba de tout son corps.
Quel repos d'être allongé à terre, les yeux fixés aux cieux ! Quel bonheur de décontracter son corps en état d'apesanteur et de pouvoir enfin souffler une dernière fois ! Quelle immensité, ce ciel d'azur ! Quelle beauté, cette bleue lumière !
Il se sentit fatigué mais serein. Puis, une larme déborda de son œil pour fondre sur sa peau ensablée. Pour une idée, une conviction, fermer définitivement les yeux… Mais il fallait résister pour profiter encore de l'air, de la terre et des cieux. Accordez-moi encore quelques instants !
Inondés, ses yeux troublaient sa vue, mais la beauté humide n'en est que plus grande. Puis, la lumière diffuse lui apparut. Et son intensité, d'une blancheur insoutenable, le rendit plus léger.


- VI -

Il voyageait très peu. Il se contentait d'arpenter les ruelles de son quartier. En été comme en hiver, son besoin de marcher était vital de par sa relation avec ce sol qui l'avait vu naître il y a déjà quelques années. Ce sol sur lequel il avait trôné pendant sa tendre jeunesse lui était aussi familier que ses propres parents. Le contact charnel avec ce bitume  lui donnait une confiance sans pareille. 
Mais il allait devoir quitter ce sol, se séparer de cette terre, de sa terre. C'était pour lui aussi douloureux que de quitter les siens. Son destin l'arrachait à sa vie, le déchirait vers d'autres lieux.
Et les murs allaient suinter et la chaussée s'affaisser.
Lors de son départ, il se retourna une dernière fois, comme pour leur promettre son retour. Puis, ses larmes coulèrent jusqu'au sol qui s'empressa de les absorber.
L'éclat du jour sur les murs et rues, alors, s'éteignit.


- VII -

Il arrivait à la limite de la route. Il avait épuisé toutes ses forces. Devant lui, le vide, un abîme infini.
Il posa ses affaires au sol et s'accroupit pour réfléchir sur ce qu'il devait désormais entreprendre. Puis, il s'assit à terre pour que son champ visuel se ferme à ce vide, image inverse d'une immense paroi dressée devant lui.
Pendant sa réflexion, le vent se mit à souffler violemment. Ce vent dont l'abîme se nourrissait insatiablement pour devenir un gouffre d'air.
Ce même vent qui poussa l'homme dans cet énorme ventre, précipita les évènements.


- VIII -

Grisé de bonheur, saoul de plénitude, il préféra aller s'asseoir. Son cœur empli de sentiments éprouvait le besoin de respirer pour se ressaisir.
Il se reposa de la houle d'émotions sur une banquette carmin dans le hall du salon à l'écart de la multitude.
Les portes de verre qui donnaient sur l'extérieur laissaient transparaître l'obscurité de la nuit.
Puis un parfum, une vision, une mélodie lui caressèrent le visage. Le vent vibrant atténua la flamme et le calme, dans son âme, à nouveau s'installa. 


- IX -

Les cordes retenaient son élan. Certaines étaient issues du haut, d'autres prenaient racine en terre; mais toutes le gênaient dans son mouvement.
A force de pousser au-devant, les cordes laceraient son corps. Mais il persévérerait jusqu'au bout de ses forces.
Sa jambe se levait pour esquisser un pas mais une liane plus forte le retenait. Son torse rayé de ces fils infinis poussait pour tenter de rompre ces liens et avancer librement.
Plus la lutte était intense, plus les cordes pénétraient dans sa chair ouverte jusqu'à faire partie de lui-même.
Ses muscles bandés, il poussait de ses mains cette toile à en perdre souffle. Son visage crispé par l'effort témoignait d'une volonté instinctive de franchir l'obstacle.
Puis, l'abandon le surprit et sa force se soumit. Il se dégagea de l'emprise, fit volte-face et partit, libre.


- X -

Plus que du simple fait de sa volonté, tous ses élans, gestes et pensées semblaient obéir à des instances supérieures qui lui échappaient. Dans un ordre préétabli, ses mouvements s'inscrivaient dans une suite (comme, par exemple, dans un cycle) qui constitue les éléments de son existence.
De l'imperceptible mouvement au geste large, du soupçon à la conviction, rien n'était hasard mais au contraire conditionné selon un suprême  ballet.
L'impression de liberté lui suffisait : ceci était sa liberté.


- XI -

La terre aride d'où s'extrait la plante jaunâtre bouillonnait sous le sable. Les dunes, expressions de ses dernières humeurs, vibraient tel le muscle de la joue.
La brûlante caresse de l'onde et le dessin sculpté par le vent traçaient la souffrance du noyau, par le sable, étouffé.
L'asphyxie granulaire de la terre la faisait cracher vers sa surface le cri poussiéreux de l'agonie.


- XII -

Il entreprit de descendre par l'escalier. Il s'engagea donc dans le vestibule obscur, heurta l'interrupteur et l'ampoule vive éclaira les étroites marches qui, aspirées par une profonde hélice, s'étiraient vers le bas.
Calme, il descendit une à une les épreuves de l'escalier, s'y tenant à l'extrémité où les marches sont les plus larges.
Quand il eut pris le rythme dansant de son mouvement, il sembla glisser naturellement comme attiré par son seul poids. On eut dit qu'il était disposé sur des rails qui couraient tout le long de l'escalier.
Mais alors, sa vitesse s'accrut et le vertige peu à peu le gagna. Son âme, endormie par la monotonie du geste, ne répondit plus à ses appels.
Il chuta et la spirale engloutissante le fit disparaître.


- XIII -

La goutte glissa de la feuille et épousa la surface qui la reçut. Puis vinrent caresses et paroles pour achever enfin la naissance éternelle de cette larme. Et la face desséchée devint stérile.
La pluie de l'œil provoque les pleurs du ciel. Nulle ombre n'échappe, nul doute n'est caché. Tout apparaît finalement dans le creux de la main.


- XIV -

Il avait trop attendu, trop espéré pour abandonner toute entreprise. Mais il savait le mérite qu'il fallait réunir pour que cela arrive dans sa propre vie. Pour cette raison, il concentrait ses efforts afin d'acquérir la vertu nécessaire.
Cependant, il était temps de recevoir le fruit de son attente, de sa patience. Maintes fois, il lui sembla approcher de près le moment tant désiré mais maintes fois il fut déçu. Toutes ces fausses espérances entretenaient de façon certaine la soumission à l'attente et la persévérance de l'espoir.


- XV -

Ce qui était curieux, c'est la façon définitive avec laquelle il s'installait dans son modèle de vie.
L'inertie gigantesque de ses habitudes n'était bousculée que très rarement par d'éphémères écarts pour aussitôt reprendre sa position d'équilibre stable.
Puis, avec une force surprenante, il parvint à déplacer la masse inertielle de son existence. L'équilibre rompu, il se mit en quête d'une nouvelle stabilité et de nouveaux appuis.
Il n'en trouva point et chuta. 


- XVI -

Rien ne lui était plus courant que monter ces escaliers. Il habitait au cinquième étage d'un immeuble sans ascenseur. 
Son humble logement lui avait été proposé par un ami d'enfance qu'il avait, par hasard, croisé à la foire annuelle de sa ville.
Chaque jour était formidable: il reprenait un ensemble clos de gestes connus que, seule l'habitude, lui avait permis de perfectionner. Heureux chaque matin de revivre la veille, il y avait là, lui semblait-il, un miracle caché. Il était un des privilégiés à pouvoir, chaque jour, retrouver son monde, son logement, sa table, sa fenêtre et la vue sur sa ville.


- XVII -

Il y avait l'air, il y avait l'eau. La surface était ce film séparateur, limitant l'eau, limitant l'air.
N'ayant jamais pratiqué cette activité et contraint d'y faire ses débuts, il ressentait une profonde appréhension le submerger.
Il retint alors son souffle et, son esprit en apnée le conditionna à sa nouvelle discipline.
Il plongea donc ne connaissant ni la caresse de l'eau ni celle de l'air.


- XVIII -

Il lui parut que son existence fut réglée comme une horloge. Les coïncidences heureuses se succédaient et les lieux se rapprochaient de lui. Aucun hasard ne pouvait pénétrer le cours de sa vie.
Tous les évènements s'agençaient régulièrement et déposaient en lui des gouttes de cette infinie joie que seule la sérénité procure.


- XIX -

Le poids de sa nuque devint trop important pour qu'il puisse rester debout. Un repos s'imposa; il s'étendit de toute sa longueur.
Le vent heureux fouettait sa chevelure, le cœur palpitant. Ses paupières vaincues lui laissèrent alors découvrir le film débordant de ses pensées.
Un instant s'arrêta près de lui, une seconde s'y arrêtant puis une minute s'y écoulant. La goutte pénétra sa paupière et noya le trouble.
Il retint son souffle.


- XX -

Dans la troupe, il ne se mêlait que très rarement aux autres artistes. Il prenait ses repas séparément et sa loge se situait à l'écart des leurs.
Son violon, seul compagnon, se joignait à lui dans ses moindres déplacements. L'instrument, habillé d'un étui au velours carmin, était accordé à la perfection et chaque son émis gardait la pureté originelle.
Après la représentation, ses interprétations remerciées d'applaudissements, il se retirait de la scène en précédant la troupe d'un pas vif.
Plus rien ne le retenait. Ni ici, ni là.


- XXI -

Dès qu'il eut achevé son travail, il se leva de son siège noir pour détendre son esprit. Seul maître dans le monde de son bureau, il gouvernait sur chaque objet, chaque idée, chaque songe.
Le visage rassuré par la qualité de son œuvre, une pause respectueuse s'imposa.
Mais son œuvre, libre de lui, échappa à ceux à qui elle était destinée comme une mère épluchant un fruit pour son enfant qui le délaisse.


- XXII -

Nulle douleur ne lui était plus vive que celle provoquée par le cri, corde vibrante. Le hurlement passionnel perce les sphères et devient, à son oreille insupportable.
Le vent porte cette voix; les lèvres tendues à l'extrême se déchireront et le cri rouge, de la douleur, jaillira.
Puis la voix agonisante s'élèvera vers l'inhumain dont l'ouïe juge l'exigence du cri, lumière u silence.
L'onde douloureuse mais réconfortée s'éteindra alors pour faire naître le calme sourire attendu.


- XXIII -

Allongé, il buvait le silence enveloppé d'obscurité. Il goûtait aux calmes délices de la sérénité.
Puis l'ivresse le conduisit au point absolu du recueillement, au retour de la houle sur soi-même.
Il cultivait une solitude tant apprivoisée qu'il n'attendait quiconque excepté l'espoir. Son repos dont la seule musique était le silence devint plus profond et plus immense.
 

© Ariel Koskas


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