- I -
Un sentiment nouveau l'envahissait. Il en vibrait
de tout son corps, de toute son âme, même s'il le connaissait
pour l'avoir déjà côtoyé à l'âge
où chaque été est prometteur.
Lorsqu'au réveil, une angoisse toute mêlée de joie
le submergeait, il se remémorait les instants passés avec
elle: son bras effleura le mien, son regard fort et soumis se posa délicatement
sur mes yeux qui ne purent le soutenir
Chaque détail fuyait et
réapparaissait à fleur d'esprit.
Mais, une fois de plus, il devra garder sa légèreté
et sa vivacité pondérée. Nul doute qu'une fois de
plus il y parviendrait.
- II -
Il ne se serait jamais douté que pareille
chose puisse lui arriver. Lui, si soucieux, si pointilleux sur les mots
qu'il utilisait pour traduire sa pensée, il avait échoué.
Pour la première fois, les mots s'étaient érigés
en obstacles et heurtaient les parois de son esprit.
Son aisance orale était telle qu'à nul moment de sa vie,
il ne crut manquer de mots et d'expressions. Cependant, il y a quelques
années, lors d'un dîner, un incident survint : ses convives
l'interrogeant sur sa vie professionnelle, il décrivait légèrement
sa situation, sa belle situation. Sa parole, svelte et rythmée,
glissait de sa mémoire et épousait la forme de ses lèvres
qui désormais étaient conditionnées à ne dessiner
que des figures dictées. Mais un mot resta dans sa bouche, comme
un parachutiste qui hésite avant de sauter et reste dans l'avion.
Les hôtes, d'autant plus étonnés qu'ils connaissaient
son aisance, l'aidèrent dans sa difficile épreuve. Il essayait
d'extraire ce mot qui voulait apparemment que l'on parle de lui ; mais
en vain.
Il paraissait pitoyable, lui si grand. Ce soir-là, il ne prononça
plus un mot.
Il se tut d'ailleurs tout le reste de sa vie.
- III -
Après s'être renseigné sur
le numéro du bureau où il devait se rendre, il se dirigea
vers la porte de sortie qui donnait sur le couloir. Il avait obtenu ce
renseignement auprès du secrétariat général,
bureau n° 79, où Madame S., chargée de comptabiliser
les entrées-sorties de la compagnie, s'était tout d'abord
enquise du but de sa visite.
Il quitta donc la pièce d'un pas précis et referma en
silence la porte du secrétariat. Son regard précéda
son mouvement pour essayer de percevoir l'entrée du bureau n°
103 où il était attendu. Cette porte n'étant pas apparente,
il s'engagea dans l'étroit corridor.
Après quelques mètres, son sens de parcours confirmé
par la croissance des numéros de bureaux, il esquissa un léger
sourire, première manifestation de sa crispation.
Les n° 81 et 83 sur le côté droit du couloir passaient
au-devant de ses yeux, comme s'il fut immobile. Le bureau recherché
se situait donc sur sa droite et il n'avait plus qu'à y fixer son
regard et à attendre qu'il en fut arrivé à son but.
Toutes les portes étaient identiques. D'une couleur beige pâle
et percées dans leur moitié supérieure par une vitre
translucide et granulée, elles ressemblaient à toutes celles
que l'on rencontre dans les hautes administrations. Indifférentes
à ce qu'on les ouvre ou les ferme, elles affichent de part et d'autre
une même perspective accablante.
Il lui semblait que l'étroitesse de ce couloir, lui restreignait
sa liberté de mouvement. Il était obligé de ne suivre
qu'une seule direction. Sa seule liberté résidait dans son
sens de parcours: mais, là encore, il était préférable
de ne se mouvoir que dans un unique sens, sous peine de régresser;
était-il d'ailleurs, à cet instant, dans le bon sens ?
L'atmosphère était oppressante par une température
au-dessus de la normale et par un manque d'aération; l'air manquait
comme dans une veine minière.
Mais rien ne pouvait s'appliquer à lui, car, passant devant
la porte n° 91, il se savait bientôt libéré de
ce tunnel.
Le silence pesant sur cette atmosphère peu propice accroissait
la tension qu'il refoulait; mais celle-ci s'introduisit insidieusement
en lui pour asphyxier son esprit pris entre deux pôles. Un pincement
de cur traduisait alors l'appréhension de sa visite. Il
eut besoin de souffler, de respirer; ses mains suintaient.
Il tentait de se rassurer en cherchant en vain la substance de son
angoisse. Il s'agissait là d'une simple visite et l'inconnue qu'elle
représentait n'aurait su être inquiétante.
Cependant qu'il passait devant la porte n° 95, il ruminait sans
cesse ces pensées. Et comme une eau calme qui finit toujours
par s'infiltrer dans le sol sur lequel elle repose, un sentiment d'angoisse
emplissait son cur de façon obsessionnelle. Son rythme
cardiaque s'élevait et ses tempes allaient, lui semblait-il,
éclater.
La secrétaire n'ignorait pas ce qui l'attendait lors de cette
visite; ses sourires prononcés d'hôtesse contenaient sûrement
ce qui, pour lui, était encore inconnu.
Porte n° 97. Il aurait préférer se trouver
dans un milieu multidirectionnel pour s'exprimer, choisir sa voie, s'étendre,
comme il l'aurait fait, par exemple, dans un labyrinthe; alors, une crainte
le surprit: le labyrinthe n'est-il pas pire que le simple couloir ? A force
de vaines directions, c'est l'immobilité qui guette l'homme pris
dans ce piège.
Quelques numéros encore et le but sera atteint. Mais la crainte
de cette visite s'accroissait avec les portes défilantes; cette
crainte injustifiée allait bientôt le submerger telle une
bulle d'air se gonflant dans son thorax.
La nervosité s'empara de lui et il sentit ses jambes lourdes
et engourdies; il lui semblait s'enfoncer dans le sol au fur et à
mesure qu'il avançait. Le couloir était-il si long ? Allait-il
bientôt arriver ? Le supplice devint rapidement insupportable.
Porte n° 103; il l'ouvrit.
- IV -
Fatigué de courir après le temps,
il voulut, l'espace d'un instant, stopper sa course et se sustenter avant
de repartir.
Il ne savait plus si le temps était son ami ou son rival : mais,
sans cesse, ils couraient côte à côte. Quand il dépassait
le temps et que donc il se trouvait projeté dans le futur, avec
des airs cabalistiques, il se retournait sur son coéquipier pour
savourer son avance. Mais dès que le temps lui reprenait des longueurs,
plongé dans le passé, il devenait nostalgique.
Il vivait rarement dans le présent ou en d'autres termes, le
temps et lui ne couraient qu'exceptionnellement à la même
hauteur. Tantôt tourné vers l'avenir, tantôt puisant
dans son passé, il redoutait le présent, signe, pour lui,
d'immobilisme.
D'ailleurs, il disait souvent: "mieux vaut reculer que rester
sans mouvement".
- V -
Il titubait, déséquilibré
par son propre poids. La douleur dépassait les limites de la conscience.
Las de tout ce qu'il venait de voir, d'entendre mourir, ses jambes ne le
tenaient plus. Il heurta une pierre et tomba de tout son corps.
Quel repos d'être allongé à terre, les yeux fixés
aux cieux ! Quel bonheur de décontracter son corps en état
d'apesanteur et de pouvoir enfin souffler une dernière fois ! Quelle
immensité, ce ciel d'azur ! Quelle beauté, cette bleue lumière
!
Il se sentit fatigué mais serein. Puis, une larme déborda
de son il pour fondre sur sa peau ensablée. Pour une idée,
une conviction, fermer définitivement les yeux
Mais il fallait
résister pour profiter encore de l'air, de la terre et des cieux.
Accordez-moi encore quelques instants !
Inondés, ses yeux troublaient sa vue, mais la beauté
humide n'en est que plus grande. Puis, la lumière diffuse lui apparut.
Et son intensité, d'une blancheur insoutenable, le rendit plus léger.
- VI -
Il voyageait très peu. Il se contentait
d'arpenter les ruelles de son quartier. En été comme en hiver,
son besoin de marcher était vital de par sa relation avec ce sol
qui l'avait vu naître il y a déjà quelques années.
Ce sol sur lequel il avait trôné pendant sa tendre jeunesse
lui était aussi familier que ses propres parents. Le contact charnel
avec ce bitume lui donnait une confiance sans pareille.
Mais il allait devoir quitter ce sol, se séparer de cette terre,
de sa terre. C'était pour lui aussi douloureux que de quitter les
siens. Son destin l'arrachait à sa vie, le déchirait vers
d'autres lieux.
Et les murs allaient suinter et la chaussée s'affaisser.
Lors de son départ, il se retourna une dernière fois,
comme pour leur promettre son retour. Puis, ses larmes coulèrent
jusqu'au sol qui s'empressa de les absorber.
L'éclat du jour sur les murs et rues, alors, s'éteignit.
- VII -
Il arrivait à la limite de la route. Il
avait épuisé toutes ses forces. Devant lui, le vide, un abîme
infini.
Il posa ses affaires au sol et s'accroupit pour réfléchir
sur ce qu'il devait désormais entreprendre. Puis, il s'assit à
terre pour que son champ visuel se ferme à ce vide, image inverse
d'une immense paroi dressée devant lui.
Pendant sa réflexion, le vent se mit à souffler violemment.
Ce vent dont l'abîme se nourrissait insatiablement pour devenir un
gouffre
d'air.
Ce même vent qui poussa l'homme dans cet énorme ventre,
précipita les évènements.
- VIII -
Grisé de bonheur, saoul de plénitude,
il préféra aller s'asseoir. Son cur empli de sentiments
éprouvait le besoin de respirer pour se ressaisir.
Il se reposa de la houle d'émotions sur une banquette carmin
dans le hall du salon à l'écart de la multitude.
Les portes de verre qui donnaient sur l'extérieur laissaient
transparaître l'obscurité de la nuit.
Puis un parfum, une vision, une mélodie lui caressèrent
le visage. Le vent vibrant atténua la flamme et le calme, dans son
âme, à nouveau s'installa.
- IX -
Les cordes retenaient son élan. Certaines
étaient issues du haut, d'autres prenaient racine en terre; mais
toutes le gênaient dans son mouvement.
A force de pousser au-devant, les cordes laceraient son corps. Mais
il persévérerait jusqu'au bout de ses forces.
Sa jambe se levait pour esquisser un pas mais une liane plus forte
le retenait. Son torse rayé de ces fils infinis poussait pour tenter
de rompre ces liens et avancer librement.
Plus la lutte était intense, plus les cordes pénétraient
dans sa chair ouverte jusqu'à faire partie de lui-même.
Ses muscles bandés, il poussait de ses mains cette toile à
en perdre souffle. Son visage crispé par l'effort témoignait
d'une volonté instinctive de franchir l'obstacle.
Puis, l'abandon le surprit et sa force se soumit. Il se dégagea
de l'emprise, fit volte-face et partit, libre.
- X -
Plus que du simple fait de sa volonté, tous
ses élans, gestes et pensées semblaient obéir à
des instances supérieures qui lui échappaient. Dans un ordre
préétabli, ses mouvements s'inscrivaient dans une suite (comme,
par exemple, dans un cycle) qui constitue les éléments de
son existence.
De l'imperceptible mouvement au geste large, du soupçon à
la conviction, rien n'était hasard mais au contraire conditionné
selon un suprême ballet.
L'impression de liberté lui suffisait : ceci était sa
liberté.
- XI -
La terre aride d'où s'extrait la plante
jaunâtre bouillonnait sous le sable. Les dunes, expressions de ses
dernières humeurs, vibraient tel le muscle de la joue.
La brûlante caresse de l'onde et le dessin sculpté par
le vent traçaient la souffrance du noyau, par le sable, étouffé.
L'asphyxie granulaire de la terre la faisait cracher vers sa surface
le cri poussiéreux de l'agonie.
- XII -
Il entreprit de descendre par l'escalier. Il s'engagea
donc dans le vestibule obscur, heurta l'interrupteur et l'ampoule vive
éclaira les étroites marches qui, aspirées par une
profonde hélice, s'étiraient vers le bas.
Calme, il descendit une à une les épreuves de l'escalier,
s'y tenant à l'extrémité où les marches sont
les plus larges.
Quand il eut pris le rythme dansant de son mouvement, il sembla glisser
naturellement comme attiré par son seul poids. On eut dit qu'il
était disposé sur des rails qui couraient tout le long de
l'escalier.
Mais alors, sa vitesse s'accrut et le vertige peu à peu le gagna.
Son âme, endormie par la monotonie du geste, ne répondit plus
à ses appels.
Il chuta et la spirale engloutissante le fit disparaître.
- XIII -
La goutte glissa de la feuille et épousa
la surface qui la reçut. Puis vinrent caresses et paroles pour achever
enfin la naissance éternelle de cette larme. Et la face desséchée
devint stérile.
La pluie de l'il provoque les pleurs du ciel. Nulle ombre n'échappe,
nul doute n'est caché. Tout apparaît finalement dans le
creux de la main.
- XIV -
Il avait trop attendu, trop espéré
pour abandonner toute entreprise. Mais il savait le mérite qu'il
fallait réunir pour que cela arrive dans sa propre vie. Pour cette
raison, il concentrait ses efforts afin d'acquérir la vertu nécessaire.
Cependant, il était temps de recevoir le fruit de son attente,
de sa patience. Maintes fois, il lui sembla approcher de près le
moment tant désiré mais maintes fois il fut déçu.
Toutes ces fausses espérances entretenaient de façon certaine
la soumission à l'attente et la persévérance de l'espoir.
- XV -
Ce qui était curieux, c'est la façon
définitive avec laquelle il s'installait dans son modèle
de vie.
L'inertie gigantesque de ses habitudes n'était bousculée
que très rarement par d'éphémères écarts
pour aussitôt reprendre sa position d'équilibre stable.
Puis, avec une force surprenante, il parvint à déplacer
la masse inertielle de son existence. L'équilibre rompu, il se mit
en quête d'une nouvelle stabilité et de nouveaux appuis.
Il n'en trouva point et chuta.
- XVI -
Rien ne lui était plus courant que monter
ces escaliers. Il habitait au cinquième étage d'un immeuble
sans ascenseur.
Son humble logement lui avait été proposé par
un ami d'enfance qu'il avait, par hasard, croisé à la foire
annuelle de sa ville.
Chaque jour était formidable: il reprenait un ensemble clos
de gestes connus que, seule l'habitude, lui avait permis de perfectionner.
Heureux chaque matin de revivre la veille, il y avait là, lui semblait-il,
un miracle caché. Il était un des privilégiés
à pouvoir, chaque jour, retrouver son monde, son logement, sa table,
sa fenêtre et la vue sur sa ville.
- XVII -
Il y avait l'air, il y avait l'eau. La surface
était ce film séparateur, limitant l'eau, limitant l'air.
N'ayant jamais pratiqué cette activité et contraint d'y
faire ses débuts, il ressentait une profonde appréhension
le submerger.
Il retint alors son souffle et, son esprit en apnée le conditionna
à sa nouvelle discipline.
Il plongea donc ne connaissant ni la caresse de l'eau ni celle de l'air.
- XVIII -
Il lui parut que son existence fut réglée
comme une horloge. Les coïncidences heureuses se succédaient
et les lieux se rapprochaient de lui. Aucun hasard ne pouvait pénétrer
le cours de sa vie.
Tous les évènements s'agençaient régulièrement
et déposaient en lui des gouttes de cette infinie joie que seule
la sérénité procure.
- XIX -
Le poids de sa nuque devint trop important pour
qu'il puisse rester debout. Un repos s'imposa; il s'étendit de toute
sa longueur.
Le vent heureux fouettait sa chevelure, le cur palpitant. Ses
paupières vaincues lui laissèrent alors découvrir
le film débordant de ses pensées.
Un instant s'arrêta près de lui, une seconde s'y arrêtant
puis une minute s'y écoulant. La goutte pénétra sa
paupière et noya le trouble.
Il retint son souffle.
- XX -
Dans la troupe, il ne se mêlait que très
rarement aux autres artistes. Il prenait ses repas séparément
et sa loge se situait à l'écart des leurs.
Son violon, seul compagnon, se joignait à lui dans ses moindres
déplacements. L'instrument, habillé d'un étui au velours
carmin, était accordé à la perfection et chaque son
émis gardait la pureté originelle.
Après la représentation, ses interprétations remerciées
d'applaudissements, il se retirait de la scène en précédant
la troupe d'un pas vif.
Plus rien ne le retenait. Ni ici, ni là.
- XXI -
Dès qu'il eut achevé son travail,
il se leva de son siège noir pour détendre son esprit. Seul
maître dans le monde de son bureau, il gouvernait sur chaque objet,
chaque idée, chaque songe.
Le visage rassuré par la qualité de son uvre, une
pause respectueuse s'imposa.
Mais son uvre, libre de lui, échappa à ceux à
qui elle était destinée comme une mère épluchant
un fruit pour son enfant qui le délaisse.
- XXII -
Nulle douleur ne lui était plus vive que
celle provoquée par le cri, corde vibrante. Le hurlement passionnel
perce les sphères et devient, à son oreille insupportable.
Le vent porte cette voix; les lèvres tendues à l'extrême
se déchireront et le cri rouge, de la douleur, jaillira.
Puis la voix agonisante s'élèvera vers l'inhumain dont
l'ouïe juge l'exigence du cri, lumière u silence.
L'onde douloureuse mais réconfortée s'éteindra
alors pour faire naître le calme sourire attendu.
- XXIII -
Allongé, il buvait le silence enveloppé
d'obscurité. Il goûtait aux calmes délices de la sérénité.
Puis l'ivresse le conduisit au point absolu du recueillement, au retour
de la houle sur soi-même.
Il cultivait une solitude tant apprivoisée qu'il n'attendait
quiconque excepté l'espoir. Son repos dont la seule musique était
le silence devint plus profond et plus immense.
© Ariel Koskas
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